KALOKI NYAMAI

KALOKI NYAMAI, What I Won't Tell You, Installation View, techniques mixes sur toile, 2019

What I Won't Tell You

SEPTIEME Gallery, Paris

Commissariat de Salimata Diop

26 octobre – 23 novembre 2019

 

L’histoire est une multitude de fils entrelacés. Lorsque mémoire et vérité se perdent dans une tapisserie de mensonges et de réécritures, il suffit d’un seul fil pour les retrouver. Tandis que l’historien fait un pas en arrière pour regarder la toile, l’artiste fait un pas en avant pour caresser le fil. Par son travail, il offre un espace de résonance émotionnelle à la vérité qui ne tient plus qu’à un fil. Sans dire mot, il panse les plaies laissées par l’Histoire. Aujourd’hui Kaloki Nyamai ne vous parlera pas de sa mère, ni de son peuple, ni de son pays. Il ne vous parlera pas d’une histoire réécrite par les vainqueurs, ni d’une culture qu’on a tenté d’annihiler, ni de la langue qui a remplacé celle de ses ancêtres. L’artiste nous livre des œuvres empreintes d’histoires lointaines et contemporaines, de personnages, de mémoire. Au-delà de leur complexité, de leurs nuances, et au-delà de la manière dont se juxtaposent et se superposent les couches de toile, de peinture, de papier et de fusain, une vérité singulière et puissante en émane.

Le héros est une femme

Gewa, kana ka musyemi koo vala kae, titre du polyptyque en six oeuvres, signifie en langue Kamba : la fille du chasseur est là où il se trouve.

 

L’ensemble de six œuvres nous parle d’une force qu’il n’est pas toujours de bon ton de célébrer à notre ère : celle des femmes. L’artiste nous pose la question : la force n’est-elle pas fondamentalement féminine ? Il ne donne d’autre réponse que son œuvre, qui, en une multitude de coups de pinceau, de collages et de tracés au fusain nous livre une évidence intuitive, une vérité singulière.

 

Aujourd’hui, l’artiste ne vous parlera pas de sa mère. Si son cheminement personnel, son travail de deuil a inspiré une série antérieure, ce nouveau corpus nous est destiné : une œuvre-hommage, à la mère, à la femme, au nom de tous et chacun de nous.
La fille du chasseur est là où il se trouve : le fait qu’on ne la voie pas et qu’on puisse omettre jusqu’à son existence n’a aucune prise sur la vérité. Car cette femme, sur qui tant de responsabilités reposent, existe bel et bien, puissamment. Même dans l’ombre. Elle ne cherchera pas son reflet en vain dans les yeux des autres, ni même dans une histoire amnésique. Il en est de même pour la mère, qui sait ce qu’elle a accompli, dans un monde où l’archétype du héros et de la force sont inexorablement accordés au masculin.

 

Les œuvres de Kaloki Nyamai viennent en réalité de bien plus loin que son atelier de Nairobi. En Ethiopie, l’artiste demande : racontez-moi vos héroïnes, racontez-moi vos femmes guerrières, racontez-moi vos reines, racontez-moi vos mères. En Haïti, il fait de même. Et au Benin. En Tanzanie. Partout, il ne trouve que silence, histoires à demi-effacées, reléguées, amputées : on hésite, on bafouille, tout au plus, on fait mention de.

 

Ce qu’a choisi d’oublier l’Histoire n’en reste pas moins une vérité qui attend patiemment qu’on la libère, qu’on l’arrache ou qu’on la glane. Ce fil oublié de la tapisserie -écho lointain d’une légende locale ou d’une conversation avec l’aïeule- attend inlassablement d’être délicatement ramassé, doucement repiqué, enfin. Un fil à la fois, par le geste sûr et précis de l’artiste, la tapisserie tantôt déformée et vandalisée par les enjeux de pouvoir et par le temps est reprisée. Guérison. La vérité est singulière, elle est également étonnamment résiliente.

Transparences

Chacune des œuvres de Kaloki Nyamai naît du lourd choix de figer son processus créatif. Un nombre incalculable de fois, l’œuvre croit naître, avant de finalement revenir au statut de toile de fond. Le choix du dernier geste est presque aberrant, presque absurde, parce qu’il est toujours possible de poursuivre pour rendre le visible invisible, pour transformer ce qui est clairement énoncé en écho à peine perceptible.


Le commencement, c’est la toile, bientôt entièrement recouverte de noir, puis de gris. Ensuite viennent d’autres strates : elles se succèdent, automatiquement altérées par la couche précédente. Ainsi, le blanc de Kaloki Nyamai n’est jamais blanc, et toujours différent.


Quant à la limitation du format de la toile, elle est elle-même transgressée : découpée, recousue, rien ne garantit un format carré ou rectangulaire : du médium aux couleurs en passant par la forme de la toile, l’artiste s’affranchit de toutes les frontières.


Le processus de peinture et de recomposition de la toile n’est que le premier chapitre de la genèse de l’œuvre. Il vous faut maintenant imaginer l’artiste occupé à disposer des centaines de photographies imprimées en noir et blanc sur du papier sur le sol de son atelier. Il s’agit des personnages de l’Histoire qu’il s’apprête à créer, et qu’il choisit soigneusement sans rien laisser au hasard. Ces silhouettes qui peuplent la peinture de Kaloki ne sont jamais fictives : leur histoire et leur provenance en font les gardiens d’une réalité, qu’il s’agisse d’un esclave nu et enchaîné ou d’un enfant qui pousse un pneu dans une rue ensablée.


L’artiste colle ces photographies sur ses toiles de façon à ce que l’encre soit transférée vers l’œuvre. Certaines de ces silhouettes sont vouées à s’estomper sous une strate de peinture, d’autres à demeurer au-devant de la scène ; d’autres encore disparaitront complètement. Toutefois, même invisibles, elles auront rempli leur rôle dans la construction de l’histoire portée par l’œuvre.


La diversité des matériaux dont l’artiste s’empare est immensément varié : sisal, câbles, fils, terre… ici encore toutes les limites sont écartées et la liberté d’innover est totale. Ceci apporte une texture et un relief unique à ses travaux : on ne peut les explorer significativement qu’en trois dimensions. Les règles du jeu sont posées, le visiteur dont le regard est attiré par une œuvre n’aura d’autre choix que de se déplacer constamment autour de la toile pour l’explorer. Une démarche largement récompensée par mille découvertes. Une silhouette ou un contour au fusain peuvent se révéler à tout moment. Une œuvre est à découvrir et redécouvrir indéfiniment.


C’est là l’essence de la technique artistique développée par Kaloki Nyamai : ajouter, enlever, ajouter, gratter, ajouter encore, soustraire… Le résultat visuel final n’est absolument pas prédestiné, au sens où la genèse de l’œuvre est organique. L’important n’est pas le point d’arrivée, mais le chemin : l’Histoire.

 

– Salimata Diop